**Espaces Enchevêtrés** Activation. Je/nous sortons du bureau et rejoignons la plate-forme de départ. Quelques personnes sont déjà présentes, mais le silence de Jiminy me fait penser qu'elles ne sont pas de la partie. Petit à petit, les personnels des différentes entreprises de la ZAC se pressent sur le quai, pour pouvoir prendre le premier départ. Le bus arrive, rien à signaler. Je/nous touvons un siège et vérifions les niveaux. Tout cela est étrangement calme. Et voilà ! Quelqu'un est en train de me/nous pomper de l'énergie. Je/nous regardons autour de moi, mais la foule compacte ne permet pas de reconnaître qui s'en prend à moi/nous. J'active le détecteur RFID et vérifie les transferts : oui, c'est bien par là que les échanges se font. En bloquant le capteur, la fuite sera stoppée. Un rapide coup d'oeil aux autres fonctions : tout est en ordre. Un message ? J'écoute. « Des ressources intéressantes sont dans un rayon de 5 mètres : Énergie, Feu. Il m'en manque 3 et 5 unités. Un échange peut être fait sous conditions. » Oui, mais échanger quoi ? Je/nous regardons pensivement par la fenêtre, regardant défiler les grandes étendues destinées aux agro-carburants, désertées de toute vie humaine. L'augmentation du prix du pétrole a bien changé le paysage. Les villes sont étalées et bien séparées : logement, puis champs (principalement pour les carburants), puis industries, augmentant sans cesse les temps de transport. « Quelles conditions ? » « Un pari. La résolution d'un casse-tête en moins d'une minute. » Je souris. Ça, c'est le genre d'occasion que j'aime bien. Un jeu de logique basé sur des noeuds, un truc que je maîtrise plutôt bien. En 30 secondes, je/nous sommes rechargés à bloc. À l'entrée de Saint-Nazaire, tout le monde descend. En attendant la correspondance, la plupart des personnes ont les yeux rivés sur leur smartphone, cherchant quelques éphémères nouvelles, des buzz qui seront oubliés sitôt de retour chez soi. J'observe au loin les tours qui s'élèvent dans le ciel grisâtre. Nous sommes entourés d'un parking immense qui s'étend jusqu'aux premières maisons de la ville. Après cette première zone où les quelques mètres carrés de jardin contiennent tout juste un rosier et les rebords de fenêtre un géranium, les immeubles commencent à s'élever à partir des quartiers Ouest. Une manière de protéger certaines catégories de personnes de l'insécurité. Une ségrégation sociale jamais remise en cause et supportée grâce aux substituts et excroissances électroniques qui permettent de se sentir exister, à défaut de se sentir vivant. Arrêt Moulin du Pé. Un murmure persistant me/nous alerte, venant de ma droite. Je/nous tournons la tête, et voyons Thierry me/nous regarder fixement, avec un petit sourire victorieux. Il a réussi à rassembler tout un groupe, et est en train de me/nous prendre d'assaut ! Heureusement que je/nous avons gagné cette énergie tout à l'heure. Une barrière de protection enflammée permet de couper son torrent d'Eau. Je reste droite, écoutant l'eau qui s'évapore au fur et à mesure qu'elle arrive, tout autour de moi/nous. Je sens mes/nos forces diminuer. Est-ce que cela va durer longtemps ? Je regarde vers la porte de chez moi/nous. Sera-t-il possible de l'atteindre si cela tourne mal ? Difficilement, mais jouable. Au moment où je/nous nous apprêtons à tourner les talons, le son se modifie ; de cascade, il devient ruissellement, puis les dernières gouttes s'évaporent. J'ai/nous avons tenu ! Thierry est estomaqué. Je lui rends un sourire ironique, et reprend tranquillement le chemin de la maison. En fermant la porte derrière moi, je/nous nous affalons sur le canapé et pousse un soupir d'ennui. J'ai/nous avons oublié d'acheter à manger, il faut que je/nous ressortons. Désactivation. Je coupe le Jiminy, enlève lunettes et écouteurs. Cet attirail me permet aussi de me couper physiquement du jeu, et pas seulement virtuellement. En bas de l'immeuble, je jette un oeil au potager collectif. Les courgettes sont énormes, je vais pouvoir en prendre une. Je souris en voyant que les immeubles que je voyais si sombres sont de nouveau de taille plus raisonnables, entourés de fruitiers, de bancs, de jeux. Les enfants rient et courent sous l'oeil des seniors du quartier, pendant que les parents vaquent à d'autres occupations. Au coin de la rue, j'aperçois Thierry en train de ranger son étal. « Ah mais je ne sais pas s'il reste des trucs pour toi ! », sourit-il. – Dis donc, tu étais en forme, tout à l'heure ! Je pensais pourtant éteindre ce Feu chez toi, et te faire basculer vers l'Eau. – Une bonne surprise pendant que je revenais de l'atelier. Abdel n'a pas fait de pain, aujourd'hui ? – Hé, qu'est-ce que tu crois ! Tout le monde est déjà passé, il n'y a plus rien. » Avec un clin d'oeil, il sort un pavé planqué sous son comptoir. « Mais je te l'ai mis de côté, va, on n'allait pas te laisser mourir de faim ! Alors comme ça, tu étais encore là-bas ? – Oh tu sais, je n'y vais que de temps en temps. L'espace de co-working du quartier me convient bien, mais là j'avais besoin d'utiliser l'imprimante 3D. Tu sais qu'on la partage avec beaucoup de communes. Du coup, ça fait voyager ! – Oui, il y a toujours du passage là bas. Je devrais y déposer quelques légumes, je suis sûr que vous n'y mangez que des pizzas ! – Hé, c'est fini, les stéréotypes bières pizzas des geeks ? On est pas comme ça ! Je te signale qu'on a notre propre potager sur place. – Bon, bon, c'est bien les jeunes, j'ai rien dit ! C'est vrai que les temps ont bien changés depuis le début du siècle. – C'est ça papy, fait moi ta leçon ! Bonne soirée, et bonjour à la famille. – Bonne soirée, petite, à bientôt! » Il faut encore que je passe au potager. Je récolte ce qu'il faut pour en déposer à Jocelyne. Le jour de ses 80 ans, elle a décidé de changer de logement et d'aménager au rez-de-chaussée, dans cet appartement plus accessible et moins grand. Elle n'avait plus la santé pour prendre des légumes au potager, alors les uns les autres lui déposent une partie de leur récolte en passant. Ce qui lui permet d'avoir un certain nombre de visites, et transforme cet appartement en nouveau lieu d'échanges du quartier. Ce quartier du Moulin du Pé remplit vraiment ses promesses de lien social et générationnel. Et les modes de vie simples ne sont plus l'apanage de quelques écologistes, mais se sont généralisés en devenant une évidence pour beaucoup de monde. Comme si on se rendait compte que nous avions toujours voulu vivre ainsi sans en avoir eu le choix. En partie parce que nous n'en avions pas la possibilité, mais aussi en partie parce que nous ne nous le permettions pas. En tournant mon regard vers l'horizon, de ce point le plus élevé du quartier, on aperçoit la mer. Elle est belle, ce soir-là. En regardant les scintillements, je repense au Jiminy. Quel univers sombre. Nous aurions pu vivre dans un monde comme celui-là. Et peut-être qu'alors quelqu'un aurait imaginé un jeu de rôle dans un monde aussi utopiste que celui dans lequel nous vivons. Je souris. {{:jeux:histoire.odt|}} {{:jeux:histoire.pdf|}}